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Ce diable de Mazepa !
De Byron à Hugo, en passant par Pouchkine, Litz et Géricault, le célèbre cosaque ukrainien Ivan Mazepa peut se targuer d’avoir inspiré plus d’un grand nom du siècle romantique. Une fascination à laquelle le réalisateur ukrainien Youri Ilyenko n’a pas échappé en tournant ces derniers mois le film le plus cher de l’histoire du cinéma ukrainien : «Prière pour l’Hetman Mazepa». Près de 2,5 millions de dollars, pour s’adjuger au final un deuxième record : celui du film le plus controversé de l’Ukraine post-soviétique.
Retracée en 154 minutes, cette épopée de l’hetman inspira des générations entières de combattants ukrainiens pour la liberté, mais l’histoire de Mazepa n’est pas au goût de tous. Médias et politiques russes en tête reprochent au film de suivre une trame étrangère à leur vision de l’Histoire. La description du Tsar Pierre le Grand, sous les traits d’un grand gaillard sadique et cruel occulte l’architecte de la modernité russe, et joue pour beaucoup dans cette attaque. Mais le personnage même de Mazepa n’est certainement pas étranger à ces critiques.
Mazepa, l’homme à l’éblouissante clairvoyance, le polyglotte, l’homme d’Etat, le chef militaire, le mécène, le patriote, l’amant à la personnalité insaisissable n’en reste pas moins un traître dans l’historiographie russe, l’ennemi de la «fraternité slave». Attaché nu sur le dos d’un cheval blanc en guise de châtiment, sa cavalcade a nourri la légende, mais le réalisateur se base sur des faits historiques pour dépeindre le destin du chef cosaque. Fervent défenseur d’un Hetmanat (République cosaque), Mazepa ne concevait pas la coexistence de l’Ukraine avec la Russie sur les bases du traité de Pereyaslav signé en 1654.
L’accord devait instaurer une alliance militaire entre les cosaques ukrainiens et la Russie contre la menace polonaise. Il inaugure à la place, la longue oppression russe sur l’Ukraine. Alors que Mazepa brise cette union, l’empereur Pierre le Grand ne se contentera pas de s’ingérer dans les affaires internes de l’Hetmanat. Il exploite sans merci sa population, sacrifie des milliers de Cosaques pour assécher les marais de Saint-Pétersbourg, et fait anéantir l’Etat cosaque tout en abolissant les prérogatives de la cosaquerie ukrainienne.
Mazepa entre dans sa soixante-dixième année, lorsqu’il pense saisir la chance historique de l’Ukraine. Il forme une coalition anti-moscovite en 1708, emmenée par le roi de Suède Charles XII, ennemi juré de Pierre Ier. Une alliance vaincue quelques mois plus tard après le massacre de Batouryn, capitale de Mazepa, puis la défaite de Poltava en 1709. Condamné comme félon par Pierre Ier, Mazepa se voit jeter l’anathème par les Eglises russes et ukrainiennes sur ordre du Tsar. Figure taboue associée au «nationalisme bourgeois ukrainien» à l’époque soviétique, sa réhabilitation par l’Eglise orthodoxe se fera sans tambours ni trompettes. Mais depuis l’indépendance de l’Ukraine, Ivan Mazepa est redevenu un héros national dans les livres d’histoire du pays.
Aujourd’hui, la mise en scène de cet épisode controversé de l’histoire ukrainienne dérange et passe pour une parade politicienne et idéologique aux yeux de ses détracteurs russes comme ukrainiens. Des accusations rejetées par Ilyenko dont les œuvres figuraient sur la liste noire du régime communiste pour leur contenu anti-soviétique. La production de «Prière pour l’Hetman Mazepa» a bénéficié d’énormes moyens de la part du gouvernement Youchtchenko, afin de faire redécouvrir aux Ukrainiens leur histoire longtemps falsifiée. Le résultat n’est pas forcément des plus convaincants, face à l’esthétique avant-gardiste et l’approche certainement trop élitiste du long-métrage pour le grand public.
Un style sophistiqué, récupéré à des fins politiques par les adversaires de Viktor Youchtchenko et de son parti «Notre Ukraine». Lors des dernières législatives ukrainiennes, les chaînes TV aux mains du pouvoir n’ont pas manqué de diffuser régulièrement les scènes les plus érotiques du film, afin de discréditer le bloc de l’ancien Premier ministre démocrate. Couronnée en août dernier au Festival de cinéma polonais, la superproduction a fait sensation parmi les 27 films étrangers en compétition. En Russie, l’épopée du héros national ukrainien est dores et déjà interdite de diffusion.
© 2002 Cyril Horiszny
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