Cyril Horiszny. Photojournaliste.

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La vérité n’a pas de Prix…

 

 

Joseph Pulitzer peut se retourner dans sa tombe ! Pendant plus de 70 ans, le célèbre prix international du même nom aura récompensé les mérites d’un sombre propagandiste, au service de la machine à tuer stalinienne. « Plus grand menteur », jamais connu par le journaliste M. Muggeridge, l’Américain Walter Duranty recoît en 1932 l’insigne distinction en journalisme pour ses reportages sur le premier plan quinquennal et les vertus du «progrès  soviétique». Au même moment sévit en Ukraine la désastreuse collectivisation forcée et bientôt l’un des crimes contre l’humanité les plus importants du XXe siècle.

 

Correspondant à Moscou du vénérable New York Times, Duranty dupe avec un certain talent le monde entier à travers ses articles. Alors que la famine artificielle organisée à des fins politiques par Staline ravage l’Ukraine, il passe délibérément sous silence l’extermination de millions de paysans ukrainiens, les koulaks. En privé, il avoue dans les salons de l’ambassade britannique à Moscou la disparition «d’au moins dix millions d’habitants en URSS, liée à la famine », mais fait sienne la cynique sentence du camarade Staline : on ne fait pas d’omelettes sans casser d’œufs.


Omnibulé comme bien d’autres Occidentaux par le petit père des peuples, ce carriériste tour à tour libéral puis bolchévique n’hésitera pas à pactiser avec le diable en devenant l’apologiste d’un des régimes les plus meurtriers au monde. Duranty s’assure ses entrées au Kremlin puis la gloire, aux dépens du principe le plus fondamental du journalisme et de millions de victimes.
Et lorsqu’au printemps 1933, un jeune et audacieux journaliste gallois du nom de Gareth Jones ose relater en toute honnêteté la tragédie qui se joue dans la région « interdite » de Kharkiv, le corps de presse étranger de Moscou discrédite son témoignage sans ménagement avec Duranty en chef de meute.


L’immaculé négationniste et ce cercle bien-pensant à la botte du censeur de la presse soviétique K. Oumansky auront finalement raison du jeune idéaliste, pourtant  décidé à alerter l’opinion publique lors d’une conférence à Berlin le 29 mars 1933. Interdit de séjour en URSS par le pouvoir soviétique, ses articles paraissent en avril dans la presse britannique et américaine. Mais ses témoignages sombrent vite dans l’oubli, pendant que Duranty déjeune à la table du président américain Franklin D. Rossevelt en juillet. Quatre mois plus tard, les Etats-Unis reconnaissent officiellement l’URSS, bien que la famine soit désormais connue des diplomates occidentaux en poste en URSS.

 

Dans la grisaille de la Grande-Bretagne d’après-guerre, Gareth Jones brille par son talent. Diplômé de Cambridge à la fin des années 20, il devient le conseiller en politique extérieure du Premier ministre britannique David Lloyd George. En 1930, il entreprend à 25 ans une série de reportages en Union soviétique, curieux d’explorer l’Ukraine où vécut sa mère.
Russophone, Jones se documente minutieusement sur la famine en bon professionnel. Il interroge nombre de diplomates et consuls étrangers, mais surtout traverse clandestinement villages et fermes collectives d’Ukraine, à la rencontre des paysans surveillés de près par la police secrète de Staline, le NKVD. « Partout régnait le cri : Il n’y a pas de pain, nous sommes en train de mourir », rapportera-t-il dans le Manchester Guardian.

 

Son sens de l’aventure, du courage et de la justice lui coûteront sa réputation professionnelle, mais surtout sa vie. Désenchanté mais inlassable, il partira en 1935 dénoncer les machinations expansionnistes de l’armée japonaise dans le Far-East chinois, où il sera assassiné la même année à la veille de ses 30 ans. Agé de 73 ans, Duranty meurt staliniste en 1957, et reste encore aujourd’hui honoré malgré les efforts de la diaspora ukrainienne pour révoquer son prix après une première tentative avortée en 1990.

 

Depuis avril dernier, une campagne internationale de taille lancée par l’Association des Libertés Civiles Ukrainiennes & Canadiennes (UCCLA) a permis cette fois d’envoyer au Comité Pulitzer plus de 20 000 cartes postales à l’effigie de Duranty et des victimes ukrainiennes de 1932-33, en signe de protestation. Peine perdue face à la mauvaise foi du Comité, retranché derrière la date des articles récompensés, soit un an avant la grande famine. Honorer l’apologiste d’un des plus grands bourreaux de l’Histoire ne suffit pas à entacher  le prestige d’un tel Prix.

 

La démarche permet néanmoins de mettre un peu plus en lumière la Grande Famine de 1933, à l’occasion de son 70ème anniversaire. La réaction du Comité Pulitzer permet de mesurer le chemin à parcourir pour la reconnaissance de ce crime contre l’humanité largement occulté à l’époque soviétique. Les Ukrainiens l'appellent "Holodomor" ou "l'extermination par la faim".
Un génocide masqué derrière la lutte des classes et reconnu par le jeune Etat ukrainien depuis 2003 seulement. Au-delà des débats sur la nature de cette catastrophe et le nombre incertain de millions de disparus, un chiffre devrait être retenu : 7,3 ans… l’espérance de vie en Ukraine en 1933. (1)

  

(1) “Mortalité et causes de décès en Ukraine au XXe siècle”. France Meslé, Jacques Vallin, Les cahiers de l'Ined, N°152, 2003.

 

 

© 2003 Cyril Horiszny  

 

 

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