Cyril Horiszny. Photojournaliste.

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Entretien avec Borys Tarasyouk – Ministre des affaires étrangères d’Ukraine de 1998 à 2000 et depuis 2005.



L’une des figures les plus respectées de la scène diplomatique mondiale, Borys Tarasyouk a été l’un des principaux responsables des relations extérieures du jeune État ukrainien depuis l’indépendance du pays obtenue en 1991. Après avoir débuté ses activités diplomatiques au milieu des années 1970, il travaillera au Ministère des affaires étrangères de la RSS d’Ukraine et à la Délégation permanente de l’Ukraine aux Nations-Unies. Fort de cette expérience, il occupera divers postes après 1991, dont celui de vice-ministre des affaires étrangères, celui d’ambassadeur d’Ukraine au Benelux, et de délégué auprès de l’OTAN. Il devient Ministre des affaires étrangères d’Ukraine en 1998, jusqu’en 2000. Il est également le fondateur et le directeur de l’Institut pour la Coopération Euro-atlantique de Kiev.

 

Partagez-vous la vision de Zbigniew Brzezinski (1) d'une Union Européenne géopolitique limitée aux frontières orientales de l'Ukraine avec la Russie ?

 

Je pense que c’est le seul et le meilleur des scénari pour le futur développement de l’Ukraine. L’Ukraine devrait enfin trouver sa place naturelle en Europe, car elle n’a jamais été un pays eurasien contrairement à la Russie. L’Ukraine est de toute évidence un pays européen, historiquement, elle appartient à l’Europe. Nous sommes actuellement dans un processus de retour vers l’Europe, non pas géographiquement, mais plutôt conceptuellement, politiquement, économiquement, en termes de politique de sécurité également. Aussi, je ne peux qu’adhérer à la prédiction de M. Brzezinski.
Le problème est que l’Ukraine manifeste depuis longtemps déjà son intention de rejoindre l’Union Européenne. Nous nous trouvons encore dans une phase de discussion avec l’UE, qui émet toujours des doutes sur la perspective d'adhésion de l'Ukraine à la structure européenne. Pour les États-Unis à l'inverse, il n'y a pas de problème conceptuel quant à la place de l'Ukraine dans le futur. La position récemment exprimée par le Président Bush par exemple en est la parfaite illustration puisque d'après lui, si le peuple ukrainien revendique son appartenance à l'Europe, alors il faut le soutenir. Mais il n'y a pas encore de réponse adéquate de la part de l'Europe.

 


Comment envisagez-vous les relations entre la Russie et l'Ukraine dans les dix prochaines années ?

 

En principe, je ne vois aucune alternative à de bonnes relations entre l’Ukraine et son voisin russe. J'exclue toute possibilité de confrontation militaire entre les deux anciennes républiques soviétiques. Nous devons prendre en compte que la nature et l’état des relations entre elles est de la plus haute importance, pas seulement pour elle-mêmes, mais pour l'ensemble de l'Europe, si ce n' est pour le monde. Car de cette relation dépend la stabilité non seulement de ces deux pays et de leurs peuples respectifs, mais également de la stabilité en Europe Centrale et Orientale, et de l’Europe en général.
Par conséquent, la relation entre l'Ukraine et la Russie est un sujet très important de politique et de géopolitique européennes. Il est possible de voir dans le futur une poursuite du dialogue entre les deux pays, qui parfois peut s'envenimer. Mais on peut s'attendre au règlement progressif des discordes entre les deux voisins. La question majeure est de savoir si la Russie abandonnera éventuellement sa volonté de dominer l’Ukraine. Si c’est le cas, on peut alors s'attendre à un développement plus ou moins heureux des relations entre les deux pays.

 


Quel rôle la participation de l'Ukraine au sein du GUUAM pourrait-elle jouer dans son éventuelle intégration à l'Europe ?
[GUUAM - Géorgie, Ukraine, Ouzbékistan, Azerbaïdjan et Moldavie -  Alliance politique, économique et stratégique entre ces cinq pays, fondé en 1996]

 

Je ne dirais pas seulement la participation de l'Ukraine, mais le «leadership» de l'Ukraine ! Je dirais sans exagération que cette position de l'Ukraine au sein du GUUAM est destinée à rapprocher l'Ukraine de l'Europe. Si nous considérons les autres pays membres du GUUAM, ils se trouvent à un stade moins avancé en ce qui concerne leur intégration à l'Europe. Autrement dit, ils ne jouent pas un rôle de catalyseur pour un rapprochement de l'Ukraine vers l'Europe. J'analyserais cette question plutôt en termes géopolitiques. C'est le destin de l'Ukraine en quelque sorte de mener pour des pays comme ceux du GUUAM, qui partagent des vues similaires quant à la sécurité au sein de la CEI (Communauté des Etats Indépendants).
Il y a une sorte d'obligation stratégique pour l'Ukraine de devenir un meneur au niveau régional.
En même temps, cette association sert de contrepoids à l'influence d'un autre centre à l'intérieur de la CEI qu'est la Russie. Et seuls avec l'Ukraine, qui forme le cœur de cette association, ces pays peuvent représenter un contrepoids aux menées intégrationnistes conduites à travers la CEI. En outre, les pays du GUUAM sont des partenaires assez naturels en ce qui concerne la réalisation de ce qui est en fait un projet intercontinental, projet connu dans l'Union Européenne comme le projet TRACECA [Trans-Caucasus Transportation Corridor] et connu dans l'histoire comme l'ancienne route de la soie, de l'Europe à l'Asie. Soutenu par l'UE, ce projet relie l'Europe à la Chine via l'Ukraine, les pays du Caucase et d'Asie centrale.

 


Avez-vous quitté votre poste en septembre 2000 avec un sentiment d'inachevé ? Si c'est le cas, espérez-vous continuer ce que vous avez entrepris sous un futur gouvernement ?

 

J'ai passé deux ans, cinq mois et douze jours comme Ministre des affaires étrangères. En effet, j'ai éprouvé et j'éprouve toujours le sentiment qu’on m’a empêché d'achever - non pas d' «achever», c'est impossible d'achever - mais de mettre en œuvre mes projets en tant que responsable de la diplomatie ukrainienne. J'avais par exemple des projets bien précis pour l'automne 2000, concernant des voyages similaires à celui que j'ai effectué en Amérique latine au printemps 1999. Sur mon itinéraire étaient censés se trouver des pays africains, représentant un potentiel important pour nos débouchés commerciaux. Le programme était déjà fixé et c'est dommage que mon successeur n'ait pas exploité cette possibilité. Après tout, il ne s'agissait pas des intérêts de Borys Tarasyouk mais des intérêts de l'Ukraine. De même, j'avais planifié un voyage en Asie du Sud-Est et dans le Pacifique.
Oui, j'avais des projets en politique étrangère qui malheureusement n'ont jamais vu le jour, car on m'a empêché de les mener à bien. Aussi, j'éprouve un sentiment d'inachevé, que j'ai en partie essayé de compenser en fondant l'Institut pour la Coopération Euro-atlantique en mai dernier. A travers cet institut, je vais présenter à un plus large public les vertus de l'avenir européen et Euro-atlantique de l'Ukraine. Il est important à mon sens d'obtenir le soutien de la société, plutôt que de simplement convaincre un politicien ou un autre. C'est ainsi que fonctionne le système dans les démocraties. Vous devez convaincre la société, gagner le soutien du peuple, alors, votre politique peut remporter un succès. Concernant l'avenir, je n'exclue pas de reprendre du service dans le domaine de la politique étrangère, mais pas dans l'immédiat. D'après notre constitution, le président dirige les affaires étrangères. Nous avons des vues différentes sur la politique extérieure, et par conséquent je ne peux pas suivre les directives de ce président [ndrl : Léonid Koutchma], c'est impossible.

 


Pensez-vous qu'il y ait un fossé entre l'élite ukrainienne et le reste de la population en termes de conscience des relations internationales ?

 

Oui ! Il y a naturellement des différences dans la perception des objectifs de la politique extérieure entre l'élite et la société. D'après moi, l'élite, les professionnels ont un jugement plus pointu et sont davantage informés sur la question. Des sondages réalisés auprès des élites démontrent qu'ils sont généralement en faveur de l'intégration de l'Ukraine à l'Europe comme à l'OTAN. Certains sondages, réalisés depuis cinq ans parmi les fonctionnaires du Ministère des affaires étrangères ainsi que du Ministère de la défense, des députés aux Parlement, de même qu'auprès des correspondants couvrant les affaires étrangères ont laissé apparaître une large majorité (jusqu'à 75 %) en faveur de l'adhésion de l'Ukraine à l'OTAN. Des sondages d'opinion publique à la fin des années 1990 ont laissé apparaître un soutien à l'adhésion de l'Ukraine à l'EU atteignant parfois les 79%.
Par conséquent certains indicateurs prouvent qu'en principe, l'opinion publique ukrainienne est assez favorable au choix européen. Je dirais que le désir des Ukrainiens de se rapprocher vers l'Europe a été très fort juste après l'indépendance du pays. Mais face aux privations rencontrées pendant la période de transition et l'attitude hostile de l'Ouest par rapport à l'arme nucléaire en 1993, a un peu refroidit ce désir. Cependant, je crois en la sagesse naturelle du peuple ukrainien, qui aspire aux mêmes niveau et mode de vie que les autres Européens. Le système soviétique a éradiqué l'esprit d'entreprise au sein de la population pendant plus de soixante-dix ans. Il étouffait le désir naturel des Ukrainiens de travailler pour une vie meilleure et ses effets se font encore ressentir. Le système de fermes collectives a été institutionnellement détruit l'année dernière seulement.

 


Youlia Timochenko et Viktor Yuchtchenko ont créé en juillet dernier deux coalitions pro-démocratiques en vue des élections législatives de 2002. Ne croyez-vous pas que cette division puisse réduire les possibilités de victoire de la démocratie ?

 

Non, je pense que si différentes forces politiques ont le même objectif - c'est-à-dire, la construction d'un Etat européen démocratique, prospère et économiquement viable - ils peuvent avoir différentes approches. Par exemple, la coalition menée par Youlia Timochenko se base sur la protestation, sur la critique, bref sur des facteurs négatifs, alors que la coalition de Victor Youchtchenko élabore sa tactique sur une approche constructive que sont les intérêts pro-nationaux, pro-ukrainiens. Il y a là de sérieuses différences entre les deux visions. Je ne pense pas qu'il soit possible pour eux de s'allier au cours de la campagne, mais je n'exclue pas la possibilité d'une coalition les réunissant après les élections parlementaires, à condition que tous deux remportent assez de sièges au parlement.

 


Pensez-vous que la jeunesse ukrainienne ait un rôle particulier à jouer dans la mobilisation politique ?
 

 

Certainement. Je considère la jeunesse en Ukraine et dans la diaspora ukrainienne à travers le monde comme un atout pour l'Ukraine grâce à leur désir naturel de combattre les injustices, de favoriser la démocratie et la liberté. Cette impulsion est particulièrement importante et apparente. Rappelons-nous l'année 1990, lorsque la jeunesse ukrainienne a manifesté contre l'ancien système, après quoi le gouvernement fut contraint de démissionner. Vous souvenez-vous des protestations et des tentes plantées sur ce qui est aujourd'hui la Place de l'Indépendance à Kiev ? Personne n'y croyait. Cette année à nouveau, la jeunesse d'Ukraine a manifesté car elle ne voulait plus être objet, mais sujet du processus politique en Ukraine. Cela à donné lieu à des protestations actives de sa part et à l'installation de nouveaux campements. Du reste, qui fut l'initiateur de cette campagne en Ukraine dénommée « Pour la vérité » ? Les étudiants une fois de plus ! [ndrl : action de protestation organisée après la disparition du journaliste d'opposition, G. Gongadzé en 2001].
Les étudiants n'ont jamais été des spectateurs passifs. Malheureusement, le système tente d’entraver leur participation active. J'ai moi-même pu observer ce phénomène à l'occasion d'un voyage à Ivano-Frankivsk (Ukraine occidentale). Les organisateurs étaient d'accord pour que je rencontre les étudiants à l'université. De manière inattendue, le recteur m’a fait savoir qu’il était  impossible d'arranger une telle rencontre par rapport au programme prévu. Par la suite j'ai appris que le recteur avait reçu un appel “en haut lieu” lui signifiant que sa carrière en pâtirait si Tarasyouk parlait aux étudiants. Mais aucun pouvoir n'a jamais été capable de dompter l'enthousiasme de la jeunesse.

 


Comment occupez-vous votre temps libre ? Comment profitez-vous de la vie plus généralement ?

 

A vrai dire, je n'ai pas eu beaucoup de temps libre durant mes vingt-cinq années au service de la diplomatie. J'estime que je profite de la vie en faisant mon travail. Mais en général j'aime jouer au tennis, au golf, j'aime nager, courir et pêcher. J'ai même été champion de ping-pong au Ministère des affaires étrangères ! Mes lectures favorites concernent l'histoire, la diplomatie et l'histoire de la diplomatie. Je suis un amateur de peinture, la période de la renaissance notamment. J'aime également travailler le bois, j'ai entre autres construit ma maison de campagne. Enfin, j'aime cuisiner, en particulier la nourriture chinoise. Ca prend du temps mais ma famille en raffole !

 


(1) Conseiller du président américain J. Carter entre 1977 et 1981, spécialiste des questions de défense et de géopolitique.

 

 

Propos recueillis à Boston par Cyril Horiszny et Anna Fournier © 2001  

 

 

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